Version ancienne
La Tortuë & les deux Canards
Une Tortüe estoit, à la teste legere,
Qui lasse de son trou voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangere:
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la Commere
Communiqua ce beau dessein,
Luy dirent qu’ils avoient dequoy la satisfaire:
Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons par l’air en Amerique.
Vous verrez mainte(1) Republique,
Maint Royaume, maint peuple; & vous profiterez
Des differentes moeurs que vous remarquerez.
Ulysse(2) en fit autant. On ne s’attendoit guere
De(3) voir Ulysse en cette affaire.
La Tortuë écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pelerine(4).
Dans la gueule en travers on luy passe un baston.
Serrez-bien, dirent-ils; gardez de(5) lascher prise:
Puis chaque Canard prend ce baston par un bout.
La Tortuë enlevée on s’étonne par tout
De voir aller en cette guise(6)
L’animal lent & sa maison,
Justement au milieu de l’un & l’autre oison.
Miracle, crioit-on; Venez voir dans les nuës
Passer la Reine des Tortuës.
La Reine: Vrayment ouy; Je la fuis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car laschant le baston en desserrant les dents,
Elle tombe, elle creve aux pieds des regardans.
Son indiscretion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, & sotte vanité,
Et vaine curiosité
Ont ensemble estroit parentage;
*Ce sont enfans tous d’un lignage.
Jean de la Fontaine
Livre IV, fable 2
Notes
Cette fable est imitée des contes indiens de Bidpaï et Lokman.
(1) mainte: l’adjectif maint, qui marque la pluralité, se joignait le plus souvent à un nom singulier.
(2) Ulysse, roi d’Ithaque, se distingua au siège de Troie, 1184 av. J.-C., par sa prudence, son habileté et sa bravoure. Après la prise de la ville, il erra, suivant la fable, pendant dix ans sur les mers avant de pouvoir rentrer dans son île. Ses aventures font le sujet du poème d’Homère, appelé Odyssée.
(3) de: on dit aujourd’hui s’attendre à…
(4) la pèlerine: dans le sens étymologique du mot; la voyageuse
(5) gardez de: nous dirions aujourd’hui gardez-vous de… ou prenez garde de…
(6) en cette guise: de cette façon — Ce mot n’est plus usité que dans ces locutions: agir, faire à sa guise, c’est-à-dire selon son usage ou à sa fantaisie.
Sources
- La Fontaine, Jean de, Fables choisies. [Partie 4], mises en vers par M. de La Fontaine, Ed. D. Thierry et C. Barbin (Paris), 1679
- La Fontaine, Jean de, Fables choisies / La Fontaine ; précédées d’une vie de l’auteur, nouvelle édition contenant des notes historiques, géographiques, mythologiques et grammaticales, par M. Arth. Caron,…, Ed. E. Belin (Paris), 1864, 332 p.